Ice Wing
-Tous les matins du Monde-

Un regard pour embrasser le monde.
La robe grise de la jument avait foncé avec l'arrivée du froid, ses pommelures s'étaient accentuées, leur contour blanc était désormais plus marqué. Aux extrémités de ses membres son pelage avait viré au noir, et ses sabots clairs tranchaient avec ses jambes assombries. Ses crins eux conservaient une couleur claire, leur extrémité avait même pris une teinte argentée.
Ice Wing s'ébroua. Le sol était gelé, et la terre brune craquait sous ses petits sabots clairs. Elle se sentait perdue dans cet endroit qu'elle connaissait peut. Elle s'avança vers l'eau avec prudence, et allongea le museau pour pouvoir boire. L'eau glacée mordit la peau fine de ses lèvres et elle recula vivement, effrayée par ce contact. En reculant son postérieur droit glissa sur le sol recouvert d'une fine couche de givre, et sa croupe heurta violemment le sol. Elle se releva en tremblant. Que s'était-il passé ? Elle avait glissé ? Une violente douleur traversa le postérieur sur lequel elle s'était lourdement appuyée pour empêcher son flanc de heurter le sol. Elle le posa avec prudence et recula, puis fit demi-tour, s'éloignant de l'eau trop froide, et de cet endroit trop dangereux. Elle ne s'arrêta que quand elle sentit l'herbe gelée craquer sous ses sabots. La elle s'immobilisa et soupira. Son postérieur l'élançait, et elle avait du mal à le poser sur le sol. Baissant la tête pour essayer de manger un peu elle soupira. Elle allait devoir rester ici, immobile, en attendant que la douleur passe.

Une voix. Elle n'avait pas prêtée attention à l'arrivée de l'étalon. La peur un instant la traversa, elle fit un écart, la douleur traversa sa jambe blessée, elle manqua tomber, se rattrapa, se redressa. La surprise était passée. Pas la douleur. Ses oreilles par irritation légèrement pointées vers l'arrière, la jument se tourna vers l'étalon en prenant soin de ne pas s'appuyer sur sa jambe blessée. Un froid intense se dégageait de lui, comme s'il avait plongé dans la rivière glacée. Auquel se mêlait la chaleur de son corps qui semblait rayonner d'une intense aura chaleureuse.
Inspirant profondément l'air glacé qui l'entourait, la jument à la robe grise fit un rapide signe de tête en guise de salutation à l'étalon, prenant soin de ne pas trop mettre ses oreilles en avant, pour éviter de lui renvoyer un message trop positif. La prudence était de mise. Blessée, elle ne pouvait se permettre d'avoir l'air amicale avec un inconnu. Aigrie peut-être la douleur elle lui lança un "Bonjour" assez sec, peut-être plus qu'elle ne l'eut souhaitée. Pour cette même raison elle s'efforça d'avoir l'air légèrement amicale en lui demandant d'une voix sobre :
- Qui êtes vous ?

Arquant élégamment son encolure, laissant ses crins tomber devant ses yeux, la jument écouta la réponse de l'étalon. Elle reporta le poids de son corps sur son avant-main, soulageant la pression sur sa jambe blessée. Le sang avait cessé de couler, une croûte se formerait rapidement sur la plaie, et bientôt les muscles chauds refroidiraient et cesseraient de la faire souffrir. L'idée de la cessation de la douleur la fit sourire. Un sourire qui pouvait être mal interprété, mais n'était rien d'autre que l'expression de son soulagement. Distraite par ses pensées la jument mit un peu de temps à répondre mais finalement elle s'adressa à l'étalon :
- Je suis Ice Wing...
Sa voix mourut, laissant le silence retomber. Elle n'aimait pas ce silence. Il était trop pesant. Elle redressa lentement sa tête, redressant son encolure. Le vent dégagea ses yeux. Elle attendit quelques secondes, laissant le bruit de sa respiration la calmer, et finalement reprit la parole.
- D'où venez vous ?
Tentative peu subtile de relancer la conversation. Mais elle avait brisé le silence. Elle souffla un nuage de fumée, décontractant un à un les muscles de son corps, tendus par la peur mêlée à la douleur et au froid. Elle attendit sa réponse, s'efforçant de se concentrer sur l'étalon.

L'étalon prit son temps pour répondre, laissant le silence provisoirement se prolonger. La jument s'impatienta. Elle fit claquer sa queue. Finalement Shades reprit la parole. La jument l'écouta, sans réellement comprendre ses paroles. Elle tourna elle aussi la tête vers le lac, laissant le doux bruit du ressac faire le vide dans sa tête tandis qu'elle se répétait les paroles de l'alezan pour tenter d'en saisir le sens. Elle n'était pas très concentrée. Finalement elle répéta à voix haute :
- "Lorsqu'une guerre survient, tout se brise par ma faute..."
Les mots prononcés à voix haute prenaient plus de sens. Ice Wing tourna l'une de ses oreilles vers l'étalon, puis détourna la tête vers deux oiseaux qui se disputaient une branche dont la neige était tombée, poussée par le vent. Le cheval gris releva la tête, humant les odeurs que l'air froid charriait, fermant les yeux. L'obscurité. Les paupières fermées, elle ne percevait même plus la lumière du soleil.
- Que signifient ces paroles ? Avez vous connus la guerre ? Essayiez vous de dire que vous êtes responsables d'une guerre ? Expliquez moi.
Elle avait rouvert les yeux et fixait sur lui deux yeux noirs sur lesquels se reflétaient son reflet et celui de la lumière du soleil.

L'histoire d'une vie. Une vie marquée par la souffrance. La jument avait baissé les yeux. Elle n'avait pas connu la guerre. Elle n'avait jamais eue à se frotter de près aux fauves... Si, une fois, une unique fois, mais après cela plus jamais. Elle n'avait jamais vraiment appartenu à un troupeau, et ignorait la puissance de ces liens qui unissent les membres d'un même groupe. Elle n'avait connu que la solitude, et les souffrances qu'elle avait traversé étaient bien dérisoires à côté des siennes. Était-ce un sentiment de honte qui montait en elle face à son égocentrisme qui l'avait poussé à croire que sa situation était passible d'être prise en pitié, que sa situation était à plaindre ? Elle resta un long moment silencieuse. Elle ne savait plus quoi dire. Elle referma les yeux.
- Qu'auriez-vous fait si vous aviez pu prévoir ce qui arriverait ?
Demanda t-elle. La question pouvait paraître idiote au premier abord, et c'est peut-être pour cela qu'elle ajouta :
- Avoir fait les choses autrement aurait-il sauvé la vie de ces chevaux ? Si vous aviez aidé l'autre troupeau, ils auraient quand même été battus par le troupeau disposant de troupes en réserves. Leurs chefs ne seraient peut-être pas mort, mais dans ce cas vous n'auriez pas pu les protéger durant tout le temps ou vous l'avez fait. Si vous n'aviez pas mis votre troupeau en sureté, que se serait-il passé ? Se seraient-ils fait massacrer aux terres arides ?
Le destin peut se plier à notre volonté, mais rien ne nous garantit que le résultat final sera plus enviable que ce qui aurait du arriver si nous n'avions pas tenté d'interférer...
Ice Wing s'ébroua, réveillant ses muscles endormis. Pourquoi avait-elle dit sa ? Cela ne mènerait à rien, si ce n'est à rappeler des mauvais souvenirs à l'étalon. Futilité que ses paroles. Pourtant elle n'avait pas tenté de les retenir. Ses mots l'avaient replongés dans un souvenir de son enfance. Elle resta plongée dans ses pensées un instant, avant de revenir à la réalité en secouant sa tête.

-Peut-être la mort est-elle une douce délivrance...
Ajouta t-elle dans un murmure en relevant la tête, laissant les rayons du soleil réchauffer ses paupières.

Des brides de souvenirs trop longtemps enfouis ressurgirent lentement dans l'esprit de la jument. Des sons, des paroles, des odeurs. Tous ces souvenirs qu'elle avait tenté en vain d'effacer. Mais sa douleur était bien peu de chose comparée à celle de l'étalon. Comment ne pas se sentir idiote ? La vie lui avait peut-être ôtée certaines choses essentielles mais elle lui en avait données d'autres. A commencer par la chance d'avoir pu survivre. Chance qu'elle aurait pourtant souhaité refuser, peut-être aurait-elle préféré la mort aux longues années solitaires à craindre son arrivée. Mais cela n'était rien comparée à ce qu'avait vécu l'étalon. Comment justifier sa douleur ? Comment justifier sa souffrance qui n'était rien comparée à la sienne ?
- Le fait d'être en vie peut-il être considéré comme une souffrance ? Je devrais être morte.
Déclara t-elle sombrement. Laissant sa voix contraster avec sa pose relaxée, profitant des rayons du soleil. Elle s'ébroua, son encolure tressaillit. Elle baissa la tête et huma l'herbe encore gelée, avant de relever la tête, et de poursuivre.
- Comme le disaient mes parents je ne suis pas "normale" et ce simple fait à suffit à faire de ma vie un enfer auquel je n'ai pas su mettre fin. Je suis trop faible pour cela. Et la vie elle même m'a refusée la mort, comme pour me punir d'être née "différente" alors qu'au fond, la vie, est seule coupable. Elle a voulu me faire payer pour son propre crime en me gardant en vie, sachant que je n'aurais pas le courage de me tuer.